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13 septembre 2018 4 13 /09 /septembre /2018 12:47
Marcel Gauchet : « La domination masculine est morte »

Dans un entretien au « Monde », le philosophe explique pourquoi la fin du patriarcat est liée à la sortie de l’organisation religieuse de nos sociétés.

LE MONDE | • Mis à jour le | Propos recueillis par

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Historien et philosophe notamment attaché à penser L’Avènement de la démocratie (Gallimard, quatre tomes, 2007-2017), Marcel Gauchet est également rédacteur en chef de la Revue Le Débat qui, pour son 200e numéro, a consacré un dossier au « masculin en révolution ». Il s’explique sur les raisons et les conséquences de cet « événement énorme » qu’est la fin du patriarcat. 

Lire aussi :   Féminisme : « Nous voulons toutes l’égalité, mais ne sommes pas d’accord sur la manière d’y parvenir »

« Nous sommes en train d’assister à la fin de la domination masculine », écrivez-vous. Pourtant, de fortes inégalités (sociales, notamment) persistent, des emprises comportementales subsistent, sans parler de certains droits politiques que l’on refuse encore aux femmes dans certaines régions du monde…

Distinguons le constat et l’explication. Le fait de ces inégalités persistantes ne se discute pas. Mais il y a deux manières très différentes de les comprendre. Ou bien on considère qu’elles traduisent une domination masculine inchangée en son fond, en dépit des principes affichés, et il faut nous dire en quoi celle-ci consiste. Ou bien on les regarde comme l’héritage d’une domination archi-millénaire, mais dont on peut identifier le principe pour constater qu’il est mort, ce qui veut dire que ces résidus du passé sont en train de se résorber pour de bon et appelés à disparaître. C’est cette seconde thèse qui me paraît la bonne.

Le mouvement #metoo est-il donc davantage le signe de la fin du patriarcat que celui de sa persistance ?

Cette révolte a traduit dans les actes une rupture qui était acquise dans les têtes. La manière même dont elle s’est répandue comme une traînée de poudre en balayant les oppositions montre que l’espèce de tolérance qui continuait d’entourer les comportements de prédation sexuelle n’avait plus aucun fondement. Ils sont tenus pour inacceptables au regard de la nouvelle norme commune. Il suffisait d’une occasion pour que celle-ci devienne explicite.

Pourquoi la question religieuse est-elle, selon vous, aux sources de la hiérarchie des sexes ?

Question énorme, qui engage l’analyse de ce qui a organisé les sociétés humaines d’aussi loin qu’on les connaisse. Vous me permettrez de résumer grossièrement un phénomène particulièrement compliqué. Le problème constitutif des sociétés, c’est d’assurer leur continuité dans le temps, indépendamment du fait que leurs membres ne cessent de se renouveler dans le cycle des morts et des naissances. Les religions ont répondu à ce problème en plaçant l’organisation collective dans la dépendance d’un fondement surnaturel et intangible.

Mais cette perpétuation culturelle exige évidemment le support de la reproduction biologique. Or celle-ci passe par les femmes qui font les enfants. C’est là que se joue leur subordination, dans l’appropriation sociale de cette puissance cruciale et sa soumission à l’impératif plus élevé de continuité culturelle, reporté du côté des hommes. La « valence différentielle des sexes » dont parle Françoise Héritier a été fonction de cette production de la transcendance temporelle des sociétés.

Dans quelle mesure la fin de la domination masculine est-elle liée à la « sortie de la religion » ?

La sortie de la religion, bien comprise comme sortie de l’organisation religieuse des sociétés, a consisté pour une part essentielle dans une objectivation du cadre collectif et de son mécanisme de perpétuation qui a permis l’émancipation des individus en général, hommes et femmes confondus. Car la domination masculine n’était qu’un des visages de l’assujettissement de tous à ces impératifs du fonctionnement social. Les dominants étaient eux-mêmes dominés par un système de rôles qui s’imposait à eux. Aussi, dans l’ensemble, sont-ils loin de se plaindre de cette perte de leur position privilégiée.

Le phénomène touche-t-il uniquement l’Occident ?

Comme la sortie de la religion en général, le phénomène a son foyer actif en Occident, mais il rayonne à l’échelle du globe, avec des effets contradictoires d’attraction et de répulsion. Il rencontre partout des échos, il suscite le désir, il éveille des vocations, à l’instar des autres aspects de la modernité occidentale. Mais dans la mesure où il est aussi très déstabilisant pour des sociétés qui continuent de fonctionner largement sur un mode traditionnel, il provoque des crispations et des rejets. La partie n’est pas jouée, mais il n’y a pas de lieu de la planète où elle ne soit engagée.

La fin du paternalisme est-elle aussi la fin d’une certaine structure, idée ou représentation de la famille ?

Les deux phénomènes sont inséparables. La domination masculine qui se concrétisait dans la figure du père allait de pair avec une vision bien définie du statut et du rôle de la famille. Celle-ci était l’institution primordiale chargée de la fabrique du social, le creuset où s’opérait, grâce à la hiérarchie des sexes et des générations, l’articulation de la reproduction biologique et de la reproduction culturelle. C’est sur elle que reposait la perpétuation collective sous la forme de la continuité des lignées. Ce que traduisait la formule fameuse qui l’érigeait en « cellule de base de la société ».

Il ne reste rien de cette ancienne fonction. La famille n’est plus une institution dans la rigueur du terme, dont le père serait le « chef ». Elle est une association privée de personnes égales en vue de leur épanouissement affectif. Aussi est-elle plus populaire qu’elle ne l’a jamais été. Elle était un lieu de fortes contraintes sociales. Elle est devenue un havre de libertés intimes.

N’y a-t-il pas une chance à saisir pour les hommes d’inventer une autre manière d’être père, amant, patron ou ouvrier ? En un mot, les pères sont-ils « des mères comme les autres » ou sont-ils en train d’expérimenter d’autres figures et modèles ?

Ce travail de réinvention est déjà en cours. Il se cherche dans la confusion. Il n’y a plus de rôles prédéfinis. Les anciens sont désaffectés. C’est spécialement vrai, bien sûr, des rôles familiaux. Alors que le rôle maternel conserve une espèce d’évidence (qui n’empêche pas de profondes évolutions), le rôle paternel s’est spectaculairement vidé de sa substance. La figure traditionnelle du chef de famille qui représentait la grande société auprès de la petite société familiale et l’inverse n’a plus aucune signification. Mais les pères de fait sont là. Ils ont à trouver leur place.

Devant cette improvisation nécessaire, il y a plusieurs attitudes possibles. La solution de facilité consiste à s’aligner sur le rôle qui reste le mieux identifié. Cela donne la position modeste et tranquille d’« assistant maternel » auquel vous faites allusion. Pour nombre de jeunes hommes, à l’opposé, c’est le refus qui l’emporte : refus de la paternité même, refus de la famille, voire refus du couple. Et puis il y a les explorateurs qui s’efforcent d’apporter une réponse originale à ce défi. Mais au-delà du théâtre privilégié que constitue la famille, c’est toute la vie sociale qui est concernée. Nous sommes à un moment charnière du « processus de civilisation » où le code de la coexistence des sexes est en train de se redéfinir.

Dans quelle mesure, comme vous l’écrivez dans « Le Débat » n° 200, la pornographie est-elle un « machisme sans souci de domination », puisque la soumission au désir masculin demeure la règle, même si certaines réalisatrices revendiquent un « porno féministe » ?

Vu de loin, on peut avoir l’impression, en effet, que rien n’a changé, que la règle de la soumission au désir masculin est restée la même. Mais il faut regarder de plus près l’image de la femme que véhicule cette fantasmatique pornographique pour s’apercevoir que ce n’est vrai qu’à moitié, ce qui me fait parler de « machisme sans domination ». La domination patriarcale impliquait la possession exclusive et la réduction des femmes à l’enfantement.

En gros, aux hommes la sexualité, aux femmes la procréation, « la maman et la putain ». Rien de pareil dans l’imaginaire pornographique. Sa figure dominante est celle d’une lubricité féminine hyperactive où le désir des femmes va au-devant de celui des hommes et même le domine. Je n’ai aucune peine à comprendre que des réalisatrices revendiquent un « porno féminin ». Etre le jouet sexuel d’une ou plusieurs femmes est un fantasme pour beaucoup d’hommes. Sur ce terrain-là aussi, on est sorti de l’espace imaginaire de la domination.

Les garçons sont-ils davantage touchés par le « désinvestissement scolaire » ou se plongent-ils dans une « culture de l’immaturité » en raison de cette émancipation féminine ?

La fin de la domination masculine a bouleversé l’horizon de l’entrée dans la vie pour les jeunes garçons. Il était dominé par la perspective de la prise en charge d’une famille, avec ce que cela impliquait de responsabilisation. Ce moteur a disparu. Si l’on y ajoute le brouillage de l’entrée dans le monde du travail lié à la fois à l’omniprésence du chômage chez les jeunes et aux transformations du travail lui-même, on conçoit que la démotivation soit au rendez-vous pour bon nombre d’entre eux.

Il reste l’horizon de la réussite personnelle. Mais il est apparemment moins mobilisateur que ne l’était celui de l’insertion dans la société avec une identité professionnelle forte et une responsabilité familiale. Cela se traduit dans le frappant recul de l’appétit scolaire que l’on observe et le désir de retarder le plus possible l’entrée dans une vie active qui ne fait pas envie.

Pourquoi la fin de la domination masculine et l’hégémonie du modèle maternel laissent-elles un vide symbolique, et comment le combler ?

Dans un monde démocratique d’individus libres et égaux, l’exercice de l’autorité est nécessairement soumis à deux exigences qu’il n’est pas facile d’accorder. L’égalité veut que tout le monde obéisse aux mêmes règles impersonnelles, qui s’appliquent indépendamment des particularités personnelles. Mais la liberté pousse, elle, dans le sens d’une mise en avant des singularités. Le modèle paternel d’autorité, dans sa dernière version, adaptée à l’univers démocratique, précisément, plaçait l’accent sur l’abstraction et l’impersonnalité des règles, jusqu’à écraser ces singularités. Il ne voulait pas les connaître. C’est ce qui explique la révolte qu’il a fini par provoquer.

L’autorité du maternel qui a pris sa place est centrée à l’opposé, sur le souci empathique des situations et des personnes, qui n’exclut pas la responsabilité. Mais elle laisse entière la question de la règle vraiment valable de manière identique pour tous ; la règle indispensable pour que les membres d’une collectivité aient le sentiment qu’au travers de cette règle qu’ils définissent ensemble, ils ont la maîtrise de leur destin collectif. C’est cette absence que nos sociétés ressentent si fort et qui en train de devenir notre problème politique. Nous ne sommes pas au bout de l’histoire.

Lire aussi :   « L’émancipation des femmes est une histoire sans fin »

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