Chronique
Complaisant
| 12.03.11 | 14h46 • Mis à jour le 12.03.11 | 14h46
Je vais parler aujourd'hui de choses un peu inconvenantes, je me sens tenue de vous en prévenir, si vous êtes de nature ultrasensible il vaudrait peut-être mieux déplacer vos yeux vers un autre article, un qui parle de massacres par exemple, ou de famine, ou de guerre, un de ces phénomènes de société considérés comme non obscènes. Voilà.
Alors pour ceux qui restent, j'ai une proposition immodeste à faire, je voudrais la planter dans votre cerveau et voir quel genre de pousse elle est susceptible de produire, si elle meurt tout de suite telle la graine jetée sur le rocher dans la parabole christique ou si, au contraire, elle germe et verdoie, se répand, devient champ fécond !
Ma proposition immodeste concerne le problème que posent les mouvements suscités dans le corps des hommes par la vue du corps des femmes (mouvements involontaires, précisons-le, gravés dans le disque dur de notre espèce). Soyons simples, soyons clairs : pour multiplier les chances de survie de leurs gènes, les hommes hétérosexuels ont une forte propension à la balade ; leur regard se balade et leur zizi aussi et, étant donné qu'ils tiennent par ailleurs à ce que leur femme leur soit fidèle (pour savoir qui sont les enfants de qui), on ne sait pas quoi faire avec ça.
Il est facile de voir que les solutions trouvées jusqu'à maintenant - soit dérober rigoureusement le corps féminin à la vue des inconnus ; soit brader sa nudité à tous les coins de rue et sur des milliards de sites Internet, tout en proposant des étreintes tarifées - sont un tantinet pénibles et pénalisantes pour la liberté des femmes.
Une solution simple serait : bander les yeux à tous les hommes, mais cela ne serait pas sans soulever à son tour de nouveaux problèmes, évidents. D'un autre côté, on pourrait lobotomiser systématiquement un certain nombre de jeunes filles pour qu'elles n'aient aucune "intimité" susceptible d'être endommagée par des gestes anonymes, stéréotypés, pour que leur cerveau ne puisse plus réfléchir, se souvenir, produire des émotions. Des humanoïdes programmés pour séduire, baiser, gémir, crier, s'exclamer à tout bout de champ "Oooh, qu'elle est grosse !"
Mais cette solution aurait deux inconvénients à son tour. D'abord, le recrutement : même en admettant que c'est pour le bien-être de tous, quels parents proposeraient leur fille à cet usage ? (J'ai remarqué que ni les intellectuelles bourgeoises qui qualifient complaisamment la prostitution de "métier comme les autres" ni les prostituées qui banalisent elles-mêmes leur activité professionnelle n'encouragent leur propre fille à embrasser le métier en question.) Ensuite, aucune opération ne pourrait empêcher ces mutantes de vieillir ; que deviendraient-elles après 35 ans, quand leurs charmes commenceraient à se faner ?
Alors, j'ai eu une autre idée, beaucoup plus douce. Je voudrais fonder une association CPF : Contre la Pureté Féminine. Vous êtes d'accord avec moi, n'est-ce pas, que l'idée de pureté fait des dégâts terribles, ici comme à l'endroit des races (malgré les différences évidentes) ? et que les familles ne devraient plus s'attendre à ce qu'un bout de peau à l'intérieur de leur fille incarne leur honneur aux yeux du monde ? Alors voici ma proposition : sur toutes les filles de la Terre, on pratiquerait à la naissance une minuscule intervention chirurgicale, aussi indolore qu'invisible (et qui, à la différence de l'excision que subissent encore des dizaines de millions de femmes de par le monde, ne compromettrait en rien leurs plaisirs futurs) : la défloration.
Oui, il faut mettre fin à la virginité, au mythe de la virginité, aux symboles de la virginité. Dans les bordels du Cambodge on recoud jusqu'à cinq fois l'hymen des fillettes de 6 ans, pour que des clients payent (cher) le plaisir de les "déflorer". Nombreux sont les pays où, si l'on ne trouve pas de sang sur le drap au lendemain des noces, la mariée est frappée, conspuée, répudiée. (Or il est des "hymens complaisants" - terme médical parfaitement neutre, n'est-ce pas, comme toute la science occidentale - qui se dilatent lors des rapports sexuels, sans se déchirer et sans saigner.)
Vous êtes d'accord que les étreintes librement consenties entre adultes n'ont rien d'impur ? Et que, si une personne y contraint une autre, c'est celle-là et non celle-ci qui a commis un acte impur ? Et que, si une personne en kidnappe d'autres et les vend comme bétail sexuel à l'étranger, c'est le kidnappeur vendeur qui est impur, non les kidnappées vendues ? Et que, si une personne en rémunère une autre pour assouvir ses besoins sexuels, cette transaction n'est ni pure ni impure, seulement triste ou pas triste, moche ou pas moche, gentille ou pas gentille, violente ou pas violente, humiliante ou pas humiliante ?
Certes, la défloration chirurgicale ne résoudrait pas entièrement le problème des yeux et des zizis baladeurs (et il se peut que rien ne le résolve jamais ; que notre nature animale ne soit qu'imparfaitement compatible avec nos aspirations morales). Mais, vu que la défloration est vécue symboliquement comme une prise de possession, une déclaration d'appropriation, la non-virginité généralisée des femmes serait un premier pas vers la reconnaissance de cette vérité cruciale : le corps d'une femme lui appartient. Partant, le but n'est pas de le déflorer mais de le faire fleurir.
A bas la pureté féminine ! A bas l'honneur des femmes ! A bas la virginité ! Que tous les hymens soient complaisants ! Je reconnais que ces slogans ne passent pas facilement les lèvres la première fois mais, vous verrez, on s'y habitue.
Nancy Huston
Article paru dans l'édition du 13.03.11