"UTILITÉ DE L'ENCHANTEMENT"
D'après l'auteur de Psychanalyse des contes de fées (ouvrage dont le titre anglais original est : The Uses of Enchantement), les contes ne livrent pas uniquement le plaisir d'une belle histoire, mais aussi une leçon sur le sens de l'existence : malgré les épreuves qu'elle peut réserver (difficultés objectives ou mal-être intérieur), la vie est belle, le merveilleux peut advenir au sein du quotidien et tout est toujours bien qui finit bien.
Le message est simple : "La lutte contre les graves difficultés de la vie est inévitable et fait partie intégrante de l'existence humaine, mais, si au lieu de se dérober, on affronte fermement les épreuves inattendues et souvent injustes, on vient à bout de tous les obstacles et on finit par remporter la victoire", écrit ce psychiatre et psychanalyste américain d'origine autrichienne, qui a connu l'épreuve des camps de concentration nazis.
Dans les contes, cette "victoire" se conquiert souvent à l'aide d'objets magiques ou grâce à des personnes rencontrées par un "heureux hasard". Les vêtements sont également de précieux adjuvants de cette quête du sens : leur rôle symbolique n'est cependant pas relevé ni thématisé comme tel par Bettelheim. Tentons un petit passage en revue de leurs différents apports. Pour le plaisir – en cette période de fêtes de fin d'année – de relire quelques histoires utilement enchanteresses...
LE VÊTEMENT PROTECTEUR
Le vêtement a d'abord une vertu protectrice, il est une enveloppe rassurante. Ainsi la peau d'âne éponyme du conte de Perrault permet-elle à la jeune princesse d'échapper aux désirs fous et incestueux de son père. Pouvoir se cacher – et aussi se montrer, la cassette pleine de beaux habits qui suit Peau d'âne le rappelle – quand bon nous semble, voilà ce que permettent en premier lieu les vêtements.
[C'est la marraine de Peau d'âne qui parle] :
"– Que faites-vous, ma fille ?, dit-elle voyant la princesse déchirant ses cheveux et meurtrissant ses belles joues ; voici le moment le plus heureux de votre vie. Enveloppez-vous de cette peau, sortez de ce palais, et allez tant que terre vous pourra porter : lorsqu'on sacrifie tout à la vertu, les dieux savent en récompenser. Allez, j'aurais soin que votre toilette vous suive partout : en quelque lieu que vousvous arrêtiez, votre cassette où sont vos habits et vos bijoux suivra vos pas sous terre (...)." (Peau d'âne, Charles Perrault)
TRANSFIGURER ET PERMETTRE LA RECONNAISSANCE
Elle a de "méchants habits" et dort dans la cendre – ce qui n'arrange pas l'état de ses nippes. Mais, comme Peau d'âne, Cendrillon a une marraine bienveillante qui, d'un coup de baguette magique, la revêt d'une robe sublime. L'habit la transfigure, mais la révèle aussi, permettant sa reconnaissance par les autres qui la "voient"enfin.
"La fée dit alors à Cendrillon :
- Hé bien, voilà de quoi aller au bal, n'es-tu pas bien aise ?
- Oui, mais est-ce que j'irai comme cela avec mes vilains habits ?
Sa marraine ne fit que la toucher avec sa baguette, et en même temps ses habits furent changés en des habits de draps d'or et d'argent tout chamarrés de pierreries ; elle lui donna ensuite une paire de pantoufles de verre, les plus jolies du monde. (...) Le fils du roi qu'on alla avertir qu'il venait d'arriver une grande princesse qu'on ne connaissait point, courut la recevoir ; il lui donna la main à la descente du carrosse, et la mena dans la salle où était la compagnie : il se fit alors un grand silence ; on cessa de danser, et les violons ne jouèrent plus, tant on était attentif à contempler les grandes beautés de cette inconnue. On n'entendait plus qu'un bruit confus : 'Ha, qu'elle est belle !'"
(Cendrillon ou la Petite Pantoufle de verre, Charles Perrault)
MAGIQUE ET PERFORMATIF
Il y a évidemment les vêtements véritablement magiques, appelés parfois dans les contes "vêtements fées" – ainsi les bottes de sept lieues que le Petit Poucetdérobe à l'ogre endormi. Les plus intéressants sont cependant les habits qui, sansavoir de pouvoir magique intrinsèque, produisent pourtant le même effet que s'ils en avaient un. On peut, pour cette raison, les appeler "performatifs" : ils ne servent pas qu'à se vêtir, ils produisent un effet, fonctionnent comme une action (est performatif, un énoncé, un geste ou un objet qui, en plus de sa fonction habituelle, fait quelque chose).
Telle est la ceinture que le Vaillant Petit Tailleur se fabrique au début du récit et sur laquelle il brode cette formule "Sept d'un coup", après avoir tué sept... mouches ! Dès lors, tous ceux qui lisent cette formule sur la ceinture qu'il arbore fièrement pensent avoir affaire à un terrible guerrier capable de tuer d'un coup sept... hommes, monstres, géants – qui sait quoi de plus terrible encore ? De l'esbroufe, dites-vous ? Pas du tout, car, au court de l'histoire, le Petit Tailleur devient ce que la ceinture promettait, à savoir "vaillant", tuant moult géants et bêtes féroces. L'habit renforce l'estime de soi et amène à se dépasser. Alors, la morale des contes de fées est-elle que les habits ne nous apportent que du bon ?
"Et en grande hâte, le petit tailleur se coupa une ceinture, la cousit et y broda en grandes lettres : 'Sept d'un coup !' (...) La tailleur se noua la ceinture autour du corps et décida d'aller courir le vaste monde, parce qu'il pensait que son atelier était trop petit pour sa bravoure. (...) Pendant qu'il dormait, des gens arrivèrent, le regardèrent sur toutes les faces et lurent sur sa ceinture : 'Sept d'un coup !' - 'Ah, dirent-ils, que vient faire ici ce grand guerrier, en pleine paix ? Ce doit être un puissant seigneur.'
Ils allèrent rapporter la chose au roi et lui dirent qu'au cas où la guerre éclaterait, ce serait là un personnage important et utile qu'il ne fallait laisser partir à aucun prix." (Le Vaillant Petit Tailleur, les frères Grimm)
LA MISE À NU DE LA LOGIQUE DU VÊTEMENT
Non, car la passion de l'habit poussée à outrance supprime tous les apports bénéfiques du vêtement et le fait dès lors littéralement disparaître... Leçon du si profond conte d'Andersen, Les Habits neufs de l'empereur. "Il y a bien des années vivait un empereur qui aimait tant les beaux habits neufs qu'il dépensait tout son argent pour être bien habillé." Deux escrocs passent par là, promettent aufashionisto royal l'habit le plus précieux du monde, à l'étoffe si subtile que les imbéciles et les incompétents ne peuvent pas la percevoir. Evidemment, les deux compères cousent dans le vent et personne n'ose dire au roi que l'habit qu'il vient de revêtir n'existe pas ! Sauf un enfant qui s'écrie que le roi, fashion victim avant l'heure, est... nu ! Nudité qui met à nu la logique du vêtement, laquelle dégénère dès que celui-ci n'est plus désiré que pour lui-même, et pas comme moyen pour autre chose...
"Puis l'empereur défila sous son dais magnifique, et tout le monde, dans la rue et aux fenêtres, disait :
– Mon Dieu, comme les habits neufs de l'empereur sont extraordinaires ! Comme la traîne en est ravissante ! Comme elle est du plus bel effet ! Nul ne voulait laisserparaître qu'il ne voyait rien, sinon c'était le signe qu'il exerçait mal son emploi ou qu'il était stupide. Jamais les habits de l'empereur n'avaient connu un tel succès.
– Mais il est tout nu ! dit un petit enfant." (Les Habits Neufs de l'empereur, Andersen)