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4 février 2015 3 04 /02 /février /2015 14:36

C'est toujours intéressant de connaître la cuisine d'un auteur, de savoir ce que cachent les coulisses de ses livres.

Virginie Despentes l'a confié au Magazine Littéraire du mois de janvier 2015. Je retiens les doutes terribles qui l'habitent après le premier jet.

 

" J'écris d'un jet et je relis beaucoup. Comme dans le montage d'un film, tu mets toutes les scènes côte à côte et c'est l'"ours" et tu travailles à partir de ce matériel. Au début, c'est illisible, et ça me donne envie de mourir, mais après ça s'articule. Je déplace, j'inverse, cherche où commence la scène, à quel moment le plan s'essouffle... Dans ce livre, les chapitres sont conçus comme des épisodes de série. D'ailleurs, écrire un deuxième tome de Vernon Subutex (il y en aura peut-être un troisième), c'est comme construire une nouvelle saison. Je pense que les séries nous feront perdre plus de lecteurs que le cinéma parce qu'elles prennent beaucoup de temps et remplissent la fonction de la narration."

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25 avril 2014 5 25 /04 /avril /2014 17:12
Les clichés se basent sur la réalité. Donc, autant la connaître. Voici un article qui corrobore ce que l'on devine des gens privilégiés socialement et des autres. De quoi nourrir les fiches de ses personnages, justement en en prenant le contre-pied ou pour créer du conflit entre ses personnages.
CEUX QUI PENSENT ÊTRE BEAUX ACCEPTENT PLUS FACILEMENT L'INÉGALITÉ SOCIALE

A l'inverse, ceux qui se trouvent moches seraient plus enclins à faire la révolution...

"Julian Schratter By Ryan Abel" | Flickr licence cc by

LU SUR...

«Vous savez à quel point vous avez confiance en vous quand vous vous sentez beau», écrit Vox. A l'inverse, vous savez peut-être aussi à quel point on peut se sentir bête, moche et encore plus stressé quand, juste avant un rendez-vous important, aucun vêtement ne va et que chaque mèche de cheveux semble lancée dans une révolte de grande ampleur contre l'humanité en général.

Si ces variations de perception semblent futiles, elles ont pourtant leur importance, plaide une récente étude publiée dans le journal Organizational Behavior and Human Decision Processes.

Selon elle, une personne qui se sent séduisante aurait ainsi tendance à«justifier l'inégalité sociale», en «pensant appartenir à une classe sociale supérieure et à en croyant que les hiérarchies sont une façon légitimed'organiser les gens et les groupes», résume le site de la Graduate School of Business de Stanford, dont sont issus les chercheurs à l'origine de l'étude. Quand les personnes qui pensent ne pas être dans un bon jour ont pour leur part une propension plus grande à «rejeter la hiérarchie sociale et à construire l'inégalité en termes de causes contextuelles», reprennent les deux chercheurs Margaret Neale et Peter Belmi en introduction de leur publication.

Les participants de l'étude, de différents sexes et origines, ont été interrogés sur la façon dont ils se percevaient, devant ainsi noter leur charme sur «une échelle de 1 à 7», explique Vox, ou se rappeler «d'un moment où ils se sont sentis particulièrement attirants ou non». Ils ont été également amenés à se prononcer sur une série d'affirmations sur la domination sociale, telles que:

«Certains groupes de personnes sont simplement inférieurs à d'autres. Des salaires plus faibles pour les femmes et les minorités éthniques reflètent simplement une éducation et un niveau de compétences plus faibles. Certaines personnes méritent justement plus que d'autres.»

Résultat: les gens qui se sentent beaux pensent que les inégalités aux Etats-Unis sont liées à des «spécificités individuelles», mettant en avant des notions comme le talent, poursuit Vox, quand les autres évoquent«la discrimination, le pouvoir politique». Des différences d'appréciation qu'on retrouverait, affirment encore les chercheurs, quels que soient le genre ou l'origine, et qui auraient également une incidence sur la charité. Ceux qui se perçoivent comme charmants auraient ainsi moins donné au mouvement Occupy.

Faut-il en conclure que les gens beaux et sûrs d'eux sont tous des salopards égoïstes?

Comme nous le soulignions dans de précédents articles consacrés à d'autres études corrélant beauté et sociabilité, ou charme et QI des profs, de nombreux biais sont susceptibles d'en courber les résultats. Méfions-nous à ne pas remettre au goût du jour phrénologie etphysiognomonie en se fiant un peu trop aux apparences.

A.F.

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13 avril 2014 7 13 /04 /avril /2014 12:42

S'il est un écrivain qui a une écriture efficace, dans un sens cinématographique, c'est bien Stephen King.

Il nous livre sa façon d'appréhender l'écriture d'une scène. Je vous laisse découvrir les détails ci-dessous.

Les conseils de Stephen King pour visualiser votre récit

Selon l’auteur américain à succès Stephen King, des descriptions riches en détails permettent aux lecteurs de s’imaginer les scènes précisément.

Le point de rencontre le plus important entre le cinéma et l’écriture de fiction est l’intérêt porté à l’image, celle qui brille dans l’œil et dans la pensée. Un roman rassemble plus que des images : il y a une intrigue, un style, un ton, des pensées, des personnages et d’innombrables autres choses, mais c’est le travail sur l’image qui fait qu’un roman sort de l’ordinaire, qui lui donne vie, qui le fait briller de sa propre lumière.

Les sophismes de la fiction doivent suivre une histoire, cette simple invention de l’homme des cavernes qui captivait son auditoire autour du feu le soir, et lui valait peut-être même un morceau de viande si l’histoire était passionnante. Les premiers royalties de l’écrivain ! Mais une histoire jaillit d’une image : de la richesse d’un espace-temps, d’un lieu et d’une texture. Et dans ce cas, l’écrivain a toujours un temps d’avance sur le réalisateur de film qui doit attendre la météo adéquate, la lumière adéquate, l’objectif adéquat pour tourner.

Les aspirants écrivains rencontrent parfois le problème de ne pas réussir à décrire ce qu’ils imaginent. La plupart du temps, c’est parce qu’ils ne se représentent pas suffisamment ce qu’ils tentent de décrire. Un exemple : un écrivain débutant pourrait écrire « C’était une vieille maison sinistre », tout en sachant que cela ne convient pas mais sans trouver tout à fait pourquoi. Un peu comme cette démangeaison impossible à atteindre au milieu du dos. « C’était une vieille maison sinistre » n’est pas une image, c’est une idée. Les idées n’ont aucun degré émotionnel, elles sont neutres. Un lecteur n’a pas besoin de lire qu’une maison est sinistre, il doit pouvoir s’en rendre compte en lisant la description de cette maison.

L’imagination et la mémoire

S’il est un conseil important à donner aux écrivains qui apprennent l’art de la fiction, c’est que la représentation ne prend pas forme sous la plume de l’écrivain, elle prend forme dans l’esprit du lecteur. Pour mettre en exergue les points qui vous sont les plus importants, vous devez permettre au lecteur de faire de votre esquisse un portrait.

De bonnes descriptions sont donc à l’origine d’une bonne représentation. Comment alors définir les détails à inclure et ceux à exclure ? La réponse est simple, mais difficile à mettre en application : conservez les détails qui vous impressionnent le plus, ceux qui vous paraissent les plus clairs, laissez de côté tout le reste. Nos yeux transmettent des images à notre cerveau. Si nous transmettons des images à nos lecteurs, alors nous devons faire usage d’une sorte de troisième œil : celui de l’imagination et de la mémoire. Les écrivains qui décrivent pauvrement ou pas du tout ne se servent pas de cet œil. D’autres ne l’ouvrent qu’à moitié. Lors de l’écriture d’une scène, je la vois comme ce que je vois ce qui se trouve devant mes yeux, et j’en transmets au travers des descriptions autant que je le juge nécessaire.

Le principe du travail sur l’image, ce n’est pas de créer une scène en donnant tous les éléments (cela vaut pour les photographes, pas pour les écrivains) mais en donnant suffisamment de détails pour inspirer un sentiment. Et l’écrivain doit avoir suffisamment confiance en son sens de la représentation pour savoir s’arrêter quand il le faut. Car comme nous le savons tous, le plaisir de la lecture, qu’aucun film ne peut égaler, c’est le plaisir de visualiser une scène dans son esprit, d’être le seul à l’imaginer de telle manière. Le lecteur a son propre troisième œil ; le travail de l’écrivain est simplement de lui fournir un spectacle.

Visualisez avant d’écrire

Trop d’écrivains en herbe ont le sentiment de devoir assumer tout le travail de représentation, devenant ainsi les yeux du lecteur. Ce n’est pas le cas. Utilisez des verbes vivants, évitez la voix passive, les clichés, soyez précis, élégant, laissez de côté les mots inutiles. La plupart de ces règles, et des centaines d’autres que je ne précise pas, s’installeront d’elles-mêmes si vous tenez deux promesses :  la première est de ne pas insulter la vision propre du lecteur la deuxième est de tout visualiser avant d’écrire.

Cette dernière promesse peut vous amener à écrire plus lentement que d’habitude, notamment pour passer des idées (« c’était une vieille maison sinistre ») aux représentations. Quant à la première, elle nécessitera davantage de réécritures minutieuses en cas d’usage excessif de descriptions. Que cela vous plaise ou non, vous devrez couper, et vous concentrer sur l’essentiel.

Imaginons que vous vouliez décrire (et de ce fait en créer une image) une grande ville un jour de pluie, et faire ressentir une atmosphère maussade. Fermez les yeux et tentez désormais de visualiser cette ville, cette pluie, cette atmosphère. Vous avez ouvert les yeux trop vite. Réessayez, 30 secondes, peut-être même une minute. Qu’avez-vous vu ? Une ligne d’horizon ? Des immeubles ? Une vue aérienne ? Le ciel était-il clair ou menaçant ? Avez-vous vu des gens ? Des hommes qui tenaient leur chapeau, penchés en avant, le manteau gonflé par le vent ? Des femmes qui tenaient des parapluies ? Des taxis roulant dans des flaques d’eau ? Ces descriptions sont excellentes, elles sont les témoins d’un travail sur l’image.

Mais maintenant supposons que vous précisiez votre vision, que vous posiez votre regard sur un coin de rue de cette ville grise, pluvieuse et lugubre. Il est 15 heures et il pleut des hallebardes, regardez donc ! Sans compter que nous sommes un lundi, quelle poisse. Fermez les yeux de nouveau, cette fois une minute entière, et visualisez ce qui se passe sur ce coin de rue. Avez-vous vu le bus qui a éclaboussé une passante ? Les visages des gens qui traversent avec indifférence ou cachés derrière leur journal ? La publicité à l’arrière du bus, rendue floue par les gouttes de pluie ? Avez-vous vu l’auvent de la petite épicerie de l’autre côté de la rue, d’où coulaient des filets d’eau de pluie? Avez-vous entendu l’eau jaillir dans les égouts? Et quand les voitures freinaient devant le feu rouge, avez-vous vu la lumière de leurs feux arrières se réfléchir sur le pavé ?

Certaines de ces scènes peut-être, mais certainement pas toutes. Vous avez peut-être vu d’autres scènes, tout aussi intéressantes, peut-être même des bribes d’une possible intrigue dans ces images, un homme qui courrait sous la pluie, qui jetait un œil par-dessus son épaule, ou un enfant en ciré jaune, poussé brutalement dans une voiture, ou peut-être avez-vous juste des images. Mais croyez-le : si vous tenez une image, vous pouvez la coucher sur le papier. Si vous en doutez, essayez d’écrire immédiatement ce que vous venez de voir. Vous connaissez ce sentiment : écrire c’est revivre, et en écrivant, l’image vous sera de plus en plus précise, et belle par sa précision.

Rédigez un paragraphe, Rédigez-en deux. Ensuite créez un personnage qui vivra ce lundi pluvieux. Ou, si un semblant d’intrigue s’est dessiné devant vos yeux, courrez-lui après avant qu’il ne s’efface. Suivez l’homme qui court, ou entrez dans la voiture pour découvrir qui a poussé l’enfant et pourquoi. Vous en avez la capacité si vous ouvrez votre troisième œil complétement.

Un dernier mot :  ne vous laissez jamais entièrement transporter par la représentation. Les yeux voient tout, mais l’esprit derrière les yeux doit juger de ce qu’il doit conserver et de ce qu’il doit jeter. Une fois que vous aurez habitué votre troisième œil à voir clairement, votre plume vous démangera. Si vous écrivez de la fiction, vous ne voulez pas noyer vos lecteurs. Rappelez-vous que la représentation amène l’intrigue et que l’intrigue amène tout le reste. Mais souvenez-vous que le plus grand plaisir de l’écrivain est de voir, et de voir parfaitement. Le troisième œil peut voir à l’infini. C’est un peu comme avoir un parc d’attractions dans le cerveau, dans lequel toutes les attractions seraient gratuites. Testez donc vous-même.

(D’après Stephen KingThe Writer 08/10 – photo © Amy Guip, sur enviedecrire.com)

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5 février 2014 3 05 /02 /février /2014 19:34
L'interview est très dense et fournit beaucoup d'informations sur le romancier, peintre de la personnalité intérieure, sur l'importance des détails dans l'écriture, sur le métier d'écrivain. 

Ian McEwan: "Les romanciers sont des espions"

Propos recueillis par , publié le 20/01/2014 à  18:13

Opération Sweet Tooth, le dernier roman d'espionnage d'Ian McEwan, explore l'Angleterre des années 70. Dans le contexte de la guerre froide culturelle, avec un goût certain pour le malaise, il met le doigt sur les contradictions de son pays. Interview. 

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Ian McEwan: "Les romanciers sont des espions"

 

Ian McEwan: "La vraie force d'un roman réside dans la capacité à représenter le paysage intérieur d'un personnage."

 

Wikimedia Commons/Thesupermat

Le livre. Une autobiographie intellectuelle - légèrement détournée : voilà ce qu'est Opération Sweet Tooth, magnifique roman d'espionnage dans lequel Ian McEwan passe au crible l'Angleterre des années 70. La belle Serena Frome, tout juste diplômée de Cambridge, est recrutée par les services secrets de Sa Majesté. Ces derniers cherchent à promouvoir des écrivains capables de véhiculer l'idéologie nationale à une époque où le gauchisme gagne les campus et les milieux artistico-culturels.  

C'est la guerre froide culturelle ! James Bond à la fac ! L'opération "Sweet Tooth" consiste, pour Serena, à approcher un jeune écrivain prometteur qui cherche un éditeur. Mais lorsqu'elle fera la connaissance de Thomas Haley, ses convictions politiques - et littéraires - seront mises à rude épreuve... Il faut se méfier du chat qui dort : derrière son sourire de séraphin, Ian McEwan cache des griffes redoutables et ses livres atteignent des sommets de cruauté, avec un raffinement parfaitement british.  

En quelques années, il s'est imposé comme l'auteur d'une oeuvre capitale, couronnée par les prix les plus prestigieux (dont le Booker Prize). Sa grande spécialité ? Le malaise. Ian McEwan n'a pas son pareil pour faire éclater au grand jour les mensonges et les magouilles. Mais il organise ces naufrages avec une subtilité psychologique remarquable.  

Après avoir raconté l'Angleterre des années 60 dans Sur la plage de Chesil (court roman foudroyant où un couple débutant fait face aux malentendus du sexe), celle des années 80-90 dans Amsterdam (le monde des tabloïds et des milieux politiques), celle des années 2000 dans Samedi (l'anxiété généralisée sur fond de paranoïa post-11-Septembre) et celle des années 2010 dans Solaire (ces belles âmes qui feignent de vouloir sauver la planète du désastre climatique alors qu'elles ne servent en réalité que leurs ambitions et leurs carrières), Ian McEwan poursuit dans les seventies son exploration d'un pays dont la littérature révèle superbement les contradictions. 

Comment êtes-vous devenu écrivain?

Je suis né en 1948, en plein baby boom. Mon père rentrait de la guerre - il était militaire de carrière - et j'ai commencé ma vie à Aldershot, le berceau de l'armée anglaise. J'ai passé mon enfance dans les vestiges - toujours plus réduits - de l'Empire britannique, comme Singapour ou l'Afrique du Nord. Et j'ai finalement été envoyé en pensionnat en Angleterre. Je n'ai commencé à écrire qu'après avoir atteint la vingtaine.  

Nous étions alors dans les années 1970, et je gravitais d'un quartier à l'autre de Londres. C'est à cette époque que j'ai rencontré de nombreux romanciers - Martin Amis, Julian Barnes, Salman Rushdie. J'ai souvent de la compassion pour mes amis américains, car je crois qu'un des problèmes de la littérature américaine est qu'elle soit réduite aux universités. Mis à part quelques exemples comme Philip Roth, vous ne trouverez des écrivains que dans les couloirs des départements de littérature des grandes universités, dispersées dans tout le pays.  

Moi au contraire, j'ai eu la chance, dans ma jeunesse, de côtoyer des groupes de romanciers très ambitieux, vivants, drôles, amicaux. Il y avait deux ou trois lieux dans Londres où nous nous réunissions toujours. L'un était proche de l'hebdo politique The New Statesman, qui avait une influence culturelle profonde à l'époque. L'autre était un pub de Soho, Les Colonnes d'Hercule, où était publié à l'étage un magazine du nom de New Review.  

Et son rédacteur en chef, le poète Ian Hamilton, avait pris l'habitude de réunir autour de lui de nombreux romanciers qui étaient devenus des habitués du lieu. On lisait les articles, on les éditait un peu, on donnait un coup de main, et le pub était devenu notre cantine informelle. Les écrivains n'ont pas besoin d'être solitaires, vous savez. Ça n'a rien d'une absolue nécessité.  

Quand avez-vous appris à écrire, alors que votre milieu social ne vous y prédisposait pas vraiment?

Mes parents aimaient l'idée même de l'éducation. Ils avaient tous deux quitté l'école vers 14 ans. Ma mère avait aussitôt commencé à travailler comme servante dans une grande maison. Et mon père avait débuté comme apprenti boucher. Donc on ne peut pas vraiment dire que j'ai grandi dans un milieu littéraire, vous avez raison.  

Il n'y avait pas plus de livres que de musique classique ou de jazz, à la maison. Mais mes parents ont toujours veillé à ce que je reçoive de la meilleure façon cette éducation qu'ils avaient ratée. Ils m'ont encouragé à lire, même s'ils n'ont jamais su quels livres me recommander. Eux-mêmes ignoraient quels étaient alors les classiques de la littérature pour enfants. J'ai donc dû tracer mon propre chemin, sur les étagères de la bibliothèque locale.  

Puis à l'âge de onze ans, à leur grande déception comme à la mienne, j'ai été envoyé en internat, dans la plus pure tradition anglaise. Mes parents étaient restés en Afrique du Nord, à 3 000 kilomètres de là. Ce n'était pas un internat ordinaire, mais plutôt un établissement un peu expérimental, qui accueillait avant tout des élèves brillants venant de la classe ouvrière. Ça a été pour moi une occasion formidable, qui m'a ouvert les portes de l'université.  

J'ai eu la chance, en particulier, de suivre les cours d'un professeur qui m'a fait découvrir la poésie de Keats, de Byron, de Shelley, puis les romans de Graham Greene et d'Iris Murdoch. A 16 ans, je me suis passionné pour la littérature, grâce à l'enseignement de ce professeur.  

Y a-t-il un livre, ou un écrivain, qui a joué un rôle de déclic pour vous?

Kafka. La plupart des romans anglais des années 1960 et 1970 avaient pour point commun un réalisme social prudent, qui tournait parfois au récit documentaire. Lire Kafka m'a offert une incroyable libération quant à ces questions de lieu et de situation historique. Ses livres me semblaient comme suspendus dans les airs - comme je l'ai ressenti, deux ou trois ans plus tard, lorsque j'ai découvert Borges. Ils avaient pour eux une forme d'universalisme qui arrivait à se détacher des noms, des rues, des maisons.  

Et je crois que ma vie d'écrivain a été un long mouvement pour me séparer de cette influence. Mais c'était un point de départ pour moi, cette appétence pour le roman existentialiste. A vingt ans, alors que j'ignorais encore tout de la vie, Kafka m'a donné la permission d'écrire. Il m'a montré que je n'avais pas à connaître le nom des choses, ni les mécanismes du monde, pour coucher mes sentiments sur le papier. Mes premières histoires sont toutes un reflet de cette inspiration.  

Comment avez-vous trouvé votre propre ton, votre propre style?

J'ai débuté lentement. Mais j'ai très tôt multiplié les centres d'intérêt. J'ai aimé la science dès mon adolescence, mais je ne lui faisais pas de place dans mes histoires, vu que j'étais un romancier existentialiste qui ne s'abaisserait pas à de telles considérations. C'était l'âme humaine qui m'intéressait, et comme je n'avais que 22 ans, cette âme ne pouvait être que profondément malade !  

Après cela, le processus a été assez long. Mes deux premiers livres publiés étaient des recueils de nouvelles, car je me méfiais un peu du roman. Puis j'ai écrit deux romans, Le Jardin de ciment et Etrange séduction, qui n'étaient en réalité que des novelas, et sur lesquels planait encore l'ombre de Kafka. Je ne nommais même pas Venise dans Etrange séduction ! Quant à la ville du Jardin de ciment, qui voyait une colonie d'enfants grandir sans leurs parents, elle est restée tout aussi anonyme.  

Après cela, ça a été un long tunnel pour moi avant que je trouve mon style, ma patte. Le premier roman dans lequel j'ai réussi à mêler les sciences, la littérature, la conscience du temps présent, le tout dans un ton juste, c'est L'Enfant volé, en 1987... ce qui veut dire que j'ai mis près de dix-sept ans pour enfin me situer en tant que romancier !  

Etes-vous aisément passé de cet héritage kafkaïen à votre statut actuel, celui d'un portraitiste acéré de l'Angleterre?

Je crois que je suis revenu dans les pas de l'écrivain traditionnel anglais, celui-là même auquel j'essayais d'échapper à mes débuts. A l'époque, j'aurais sûrement nié ce que je viens de vous dire ! Mais avec un peu de recul, je vois bien à quel point mes premiers écrits manquaient de quelque chose. De couleurs peut-être. Quand vous voulez représenter le monde, vous ne pouvez pas vous contenter de dégradés de noir. Il vous faut des bleus, des verts... toute la palette des couleurs.  

Moi, j'allais jusqu'à me forcer à ne pas décrire les pensées d'un personnage ! Je voyais ça comme une forme de triche. J'avais à représenter leurs pensées uniquement par le biais de leurs paroles, de leurs actions, ou de tout autre détail qui pouvait les concerner. Mais certainement pas en me payant le luxe d'aligner les monologues intérieurs.  

Qu'est-ce qui vous a fait changer d'opinion?

Probablement la lecture de Joyce, qui m'a montré comment la conscience d'un personnage pouvait être présentée. J'avais à peu près 25 ans quand je me suis remis à Joyce et que j'ai enfin réalisé quelles richesses cette approche pouvait contenir. Car la vraie force d'un roman réside dans cette capacité à représenter le paysage intérieur d'une personne. Aucune autre forme artistique ne peut y prétendre avec la même acuité.  

Donc, si je me suis fait historien du passé récent de l'Angleterre dans mes derniers livres, la porte d'entrée reste l'individu. C'est d'ailleurs un débat intéressant : quand la littérature a-t-elle commencé à nous offrir des personnages vraiment attachants ? Quand ceux-ci se sont-ils mis à paraître si vivants ? Je dirais qu'il faut remonter à Hamlet. Pour ce qui est du roman, il faut patienter jusqu'au XVIIIe siècle. Et dans la tradition anglaise, le premier roman psychologique reste sans doute Clarisse Harlowe, de Samuel Richardson. Un livre incroyablement ennuyeux à lire d'ailleurs !  

L'un des plus grands défis qu'un étudiant peut relever, c'est de lire les sept volumes de ce long roman de séduction et de trahison. Mais il réussit néanmoins à dresser le portrait d'un esprit, et non d'un type, avec une perfection de détails jamais vue jusqu'alors. Pour conclure sur cette question, disons que j'ai eu un apprentissage un peu lent... Mais après ce long cours d'écriture que je me suis infligé pendant dix-sept ans, j'ai commencé à m'intéresser à l'Histoire en tant que personnage, en tant que force à prendre en compte dans le roman comme n'importe quel autre élément. J'en parle maintenant comme si tout cela était très réfléchi, guidé par certaines intentions, mais en réalité c'était un vrai bazar dans ma tête.  

Vous n'étiez pas conscient de ce processus?

Non, pas du tout ! Les romans sont faits de petits détails qui élèvent peu à peu l'histoire. J'ai toujours en tête cette phrase de Nabokov, devant un parterre d'étudiants américains à l'université de Cornell : "Vous pouvez oublier tout de suite toutes ces sornettes sur les thèmes de l'oeuvre. Vous n'êtes pas assez âgés pour cela. Votre devoir, c'est de caresser les détails qui constituent le roman et de les apprécier à leur juste valeur."  

C'est un conseil donné aux lecteurs, mais je crois qu'il s'adresse également aux écrivains. C'est aussi pour ça que de nombreux romanciers ont du mal, lors d'interviews, lorsqu'on les interroge sur les thèmes de leurs livres. Car les thèmes naissent d'eux-mêmes, comme des nuages au-dessus d'une étendue d'eau. Ce sont les molécules mêmes de ces détails que j'évoquais, et avec lesquels il vous faut vous coltiner quand vous vous asseyez à onze heures devant votre bureau. Car le plus intéressant dans l'écriture, ce n'est pas de brasser des thèmes très larges, mais de formuler avec exactitude la plus petite des choses.  

Comment écrivez-vous?

Je crois fermement aux bienfaits de l'assiduité. Quelle que soit votre humeur, si vous avez trop bu la veille, si vous n'avez pas assez dormi, les deux allant souvent ensemble, vous devez vous asseoir à votre bureau. J'ai hérité cela de mon père, qui était un homme très bien bâti, et qui servit l'armée britannique pendant près de cinquante ans sans jamais se faire porter pâle. Il buvait beaucoup, mais à six heures il était toujours debout. J'ai hérité de cette éthique de travail.  

Plus concrètement, je travaille toujours dans un grand carnet A4, toujours vert, ligné mais sans marge. C'est là que je rédige des paragraphes, que je dessine le plan du livre à venir. Mais je dois dire aussi que j'adore les ordinateurs. J'ai été un utilisateur précoce : je crois que j'ai acheté ma première machine en 1983. Il fallait brancher un petit clavier à l'arrière, et il n'avait que 7 ko de mémoire ! Il ressemblait plutôt à une console de jeu, mais dans l'esprit, c'était déjà un traitement de texte.  

J'aime la capacité de stockage des ordinateurs. C'est pour moi une parfaite analogie de ce qui est conservé quelque part au fond de votre cerveau. Ce n'est pas imprimé, mais c'est là, parmi les fantômes des puces et des bits? J'aime ce mélange entre l'écriture à la main et le traitement de texte, qui fonctionnent en miroir. J'utilise des stylos bon marché, car je n'arrive jamais à ne pas les perdre.  

Si je suis inspiré, je peux travailler jusqu'à ce que je tombe de fatigue, quinze ou seize heures d'affilée. Ça arrive parfois, quand vous en êtes aux deux tiers du livre et que vous avez appris comment l'écrire. Vous savez dans quelle langue il doit être raconté, vous connaissez les personnages, vous savez où vous vous dirigez. De là, ces trente mille derniers mots, ce n'est plus qu'une formidable descente. C'est pour vivre ces moments-là qu'on écrit.  

Où écrivez-vous?

Je peux écrire partout. J'aime surtout les hôtels : quelqu'un vient y faire votre lit, vous apporte le café, vous n'avez à vous préoccuper de rien d'autre que du livre que vous êtes en train d'écrire...  

Où vivez-vous aujourd'hui?

J'ai quitté Londres pour les Cotswolds, une région de petites collines à une centaine de kilomètres de la capitale, qui fut autrefois l'un des plus grands centres mondiaux de production de laine - ce qui explique qu'il y reste de si belles demeures. C'est une région idéale pour les promenades, constellée de petits villages superbes, et où, traditionnellement, de nombreux romanciers anglais ont possédé des cottages. Parfait si vous aimez la campagne ! Mes amis se divisent en deux catégories : ceux qui aiment la promenade et la campagne, et ceux qui aiment les pavés et les restaurants. Pour ma part, j'aime les deux.  

Etes-vous obsédé par le style?

Oui, je dois l'avouer. Mais pour qualifier le style que je cherche, je dirais que le langage doit pour moi être invisible. C'est ce qu'il nomme que le lecteur doit voir, et non la surface de la phrase. Cela dit, il y a d'autres moments où je cherche à capter l'attention sur cette même surface et ses aspects linguistiques.  

Mais dans l'ensemble, je souhaite que mon style soit transparent. Un peu comme une musique de film : elle peut déterminer l'humeur de la scène, mais au moment même où vous vous apercevez de sa présence, votre attention est détachée de ce qui se passe à l'écran... Pour que vous soyez entraîné par l'histoire, il faut que ses mécanismes soient invisibles, qu'ils n'agissent sur vous que de façon viscérale.  

Comment construisez-vous vos romans ?

Par le passé, j'étais trop dans le contrôle. J'ai appris à laisser filer les choses. Je pensais que si vous faisiez une seule erreur dans votre premier jet, alors l'ensemble s'effondrerait comme une cathédrale mal pensée, ou s'inclinerait comme la tour de Pise. Il fallait que les fondations soient parfaitement posées. Mais je crois que ma carrière littéraire a conduit à un lent abandon de cette approche. Ce qui, d'un autre côté, m'a forcé à rédiger davantage de brouillons !  

Je ne veux pas dire que mes premiers jets, par le passé, étaient parfaits, mais je n'en étais pas loin. A 85 %, disons. Aujourd'hui, je me sens plus confiant quand je me lance dans un nouveau roman, je sais que mon premier jet peut ressembler plus ou moins à ce que j'en attendais, et que je pourrais le retravailler ensuite. Pour ce qui est de la construction de mes livres, ils commencent souvent avec un personnage. Un individu marche vers moi dans le brouillard.  

Au début, je n'en discerne que la forme, et plus il approche plus il gagne en détails. Mais c'est un phénomène de boucle, un processus récursif : vos personnages n'approchent de vous que si vous continuez à écrire ! C'est l'invention qui les attire et les rend plus clairs. D'autres romans fonctionnent différemment. Prenons celui que j'écris en ce moment même - je dois dire qu'autrefois, j'étais très superstitieux à l'idée d'évoquer mes romans en cours.  

Là aussi j'ai évolué : un de mes amis est juge, et m'a raconté son expérience au cours de laquelle il a dû s'occuper en urgence d'un adolescent témoin de Jéhovah qui refusait une transfusion sanguine ; dès qu'il m'a raconté cette anecdote, j'ai vu le livre que je pouvais en tirer, un roman court, pas plus de quarante mille mots, divisé en quatre parties... J'étais tellement absorbé par ce livre qui naissait sous mes yeux que je n'ai pas entendu cet ami me raconter la fin de son histoire !  

Parlons d'Opération Sweet Tooth. Qu'est-ce qui vous a inspiré ce roman qui se déroule dans l'Angleterre des années 1970?

L'Angleterre de cette époque était un lieu très intéressant où vivre. En France, vous étiez alors dans l'étourdissement post-soixante-huitard et l'interrogation sur les suites à donner à ce mouvement. Nous, de notre côté, étions obsédés par notre déclin. L'Empire n'était plus qu'un souvenir. L'extrême gauche et l'extrême droite se disputaient violemment. Et nous étions en pleine crise énergétique. Il avait fallu réduire la semaine de travail à trois jours de peur que l'on manque d'électricité ! Bref, nous étions en crise permanente.  

Et au milieu de ce décor se déroulait la guerre froide. Voilà un autre cadeau pour les romanciers ! Vous aviez un affrontement binaire, très simple, entre le capitalisme et le communisme soviétique, et parallèlement à cela une incroyable complexité de luttes de pouvoir, de rivalités géopolitiques, de risques de voir une guerre par procuration tourner en annihilation globale. Et le monde de l'espionnage avec ses doubles et ses triples agents ! En Angleterre, nous adorons les romans d'espionnage, c'est un format très populaire.  

Pourquoi une telle fascination ? Eh bien, dans un sens, tous les romans sont des romans d'espionnage, car ils scrutent la conscience humaine ! Les romans d'espionnage, les vrais disons, nous donnent aussi accès au MI5, au MI6, à la CIA, et permettent donc au lecteur de s'imaginer ce que cela peut faire d'y travailler, sans jamais y risquer sa propre peau.  

Mais dans ce roman vous évoquez la guerre froide culturelle. De quoi s'agit-il?

Elle a véritablement débuté quand la CIA a commencé à inonder le monde artistique de subsides financiers. A cette époque, les agences de renseignement espionnaient jusqu'aux romanciers ! Ils versaient de l'argent aux éditeurs, aux galeries d'art mettant en avant l'expressionnisme abstrait... Saviez-vous qu'en 1950 la CIA a été jusqu'à subventionner un festival de musique atonale à Paris ! Leur but était de montrer aux intellectuels de gauche que les véritables piliers de l'avant-garde culturelle étaient à l'Ouest, et non du côté du Bolchoï?  

Je me suis donc dit que ce serait intéressant d'avoir une espionne qui tente d'enrôler un romancier à sa cause, et qu'en même temps le romancier en question espionne l'espionne ! Les deux vont tomber amoureux, mais restent liés par leur tromperie réciproque. De cette idée très simple est née l'histoire du roman Opération Sweet Tooth.  

Pourquoi les romanciers font-ils de bons espions?

Il m'arrive parfois d'être assis dans un wagon de train, et d'observer à quelques mètres de moi un couple de parents et leur enfant. Voir comment se comportent les gens avec leurs enfants me fascine toujours. J'y vois une preuve de votre humanité, ou de votre intelligence émotionnelle. Alors je regarde. J'espionne. Un autre jour, je regardais un homme seul manger. A chaque fois qu'il prenait une part dans son assiette, il penchait sa tête jusqu'à sa fourchette. J'ai écrit immédiatement sur un papier : "Il se penchait sur sa fourchette comme si la main qui le nourrissait n'était pas la sienne."  

Voilà des exemples anodins de notre quête, en tant que romanciers, de ces petits détails qui font les gens, seuls ou en groupe. Dans un sens plus large, je crois que les romanciers sont des espions car ils rédigent ensuite des rapports pour leur lectorat sur ce qu'ils comprennent de la condition humaine. Et le roman n'est rien d'autre que l'exploration de cette condition humaine.  

L'Angleterre des années 1970 était aussi celle de vos débuts d'écrivain, quand vous publiiez des nouvelles dans des magazines peut-être financés par la CIA ou le MI5. Peut-on lire Opération Sweet Tooth comme une autobiographie intellectuelle détournée?

Absolument. Vous rencontrerez dans ce livre un jeune écrivain qui publie des nouvelles. Il est la cible de mon agente du MI5. Et j'ai décidé que je lui donnerais quelques-unes de mes propres histoires, que cette agente lirait ensuite. Le lecteur peut les découvrir au-dessus de son épaule en somme. Donc j'ai voulu retrouver celui que j'étais dans les années 1970 à travers ce que j'ai écrit à l'époque.  

J'en donne des résumés, quelques citations, mais pas davantage, cela aurait pu distraire le lecteur du récit principal. Dans celui-ci, Serena, mon héroïne, vient de quitter Cambridge pour rejoindre le MI5. Elle lit ces histoires de Tom Haley que j'ai bien voulu lui prêter. Sans doute que cela peut être vu comme une forme d'autocomplaisance - c'est en tout cas ce que certains critiques anglais ont pointé.  

Mais je me suis dit que j'avais bientôt 70 ans, et que j'étais bien assez vieux pour jouer avec ce thème, pour m'octroyer ce petit luxe ! Toutes les histoires reflètent, de façon indirecte, le propos du roman. En l'occurrence, cette jeune femme, Serena, va proposer à l'écrivain un revenu annuel pour quitter l'enseignement à l'université et se concentrer sur ses dissertations et ses romans. Les services secrets l'aiment bien parce qu'il est sceptique sur certaines positions de la gauche sans pour autant se positionner à droite. Vous voyez le genre de type !  

A cause de votre célébrité, on vous a présenté en Angleterre comme étant un auteur national, alors que votre ?uvre n'est guère rassurante. Avez-vous parfois le sentiment d'être incompris?

Je n'aime pas qu'on parle de moi en ces termes, "écrivain national". Aucun écrivain ne le voudrait. C'est une affirmation à la fois embarrassante, erronée, et franchement un peu stupide. Pensez aux grands écrivains nationaux du passé : Shakespeare, Milton, Dickens... Au XXe siècle, par comparaison, je ne crois pas qu'on puisse en isoler un seul.  

Donc, quand on convoque ces grands mots, il faut être très prudent. En Irlande, ils avaient Yeats, Seamus Heaney, mais pour nous, c'est une notion un peu gênante. Quant à savoir si je me sens incompris, je crois que c'est le luxe de tout écrivain ! Vous ne seriez pas vraiment fier de votre oeuvre si vous n'étiez pas convaincu que personne ne pouvait vraiment la comprendre !  

Je ressens parfois - et je me demande si mes collègues sexagénaires ont également cette impression - que le monde est un peu impatient que nous laissions enfin notre place. Que notre génération est déjà là depuis un moment, et qu'elle bloque la créativité du monde littéraire. Avez-vous envie de lire encore un autre roman par McEwan, Barnes, Amis, Boyd ou Rushdie, alors que des jeunes romanciers de moins de trente ans arrivent ? C'est une paranoïa qui me guette.  

Estimez-vous avoir épuisé ce catalogue de nos enfers que vous dressez depuis quarante ans?

Peut-être. Mais peut-être aussi est-il beaucoup plus difficile d'exprimer de l'optimisme quant à l'état du monde ! Je me souviens un jour avoir voulu décrire une famille heureuse et aimante, qui serait ensuite menacée par le monde extérieur. De cette idée est né le roman Samedi. Mais beaucoup de lecteurs ont été très énervés contre cette famille ! Dans mes premiers récits, j'alignais les violences sur les enfants, les meurtres, les incestes, les délires psychopathes, et tout le monde trouvait cela fantastique !  

Mais en présentant deux adolescents qui ne se droguaient pas et aimaient leurs parents, j'étais devenu pire qu'un violeur récidiviste ! Cette expérience m'a permis de comprendre qu'une part de notre condition est d'être profondément attaché au sentiment de vivre dans un âge proche des ténèbres. Ça m'a rendu sceptique, croyez-moi ! Oui, bien sûr, il y a le réchauffement climatique, mais une étude sérieuse d'Oxford a récemment montré qu'on pourrait très bien supporter une augmentation d'1,4° d'ici à la fin du siècle.  

Et s'ils avaient raison ? Au fond de notre coeur, nous serions sans doute un peu déçus... L'explosion démographique ? Nous devrions atteindre les 9 milliards d'habitants, avant que ce chiffre diminue, quand la transition démographique atteindra le Sud et que les femmes se déplaceront vers les villes. Ce déclin démographique pourrait être une opportunité extraordinaire. Ou une catastrophe. Je n'en sais rien ! Mais c'est intéressant. En fin de compte, nous ne sommes qu'une bande d'ingrats qui adorons notre pessimisme, comme je l'ai aimé à mon tour.  

D'où vous vient cette aptitude à traquer le Mal sous tous ses visages?

Je ne crois pas au Mal. Cela renvoie pour moi à une idée surnaturelle, une force. Je ne crois qu'à ce que les gens disent ou font. Nous n'utilisons le mot "Mal", dans un sens séculier, que pour intensifier ce qui est très, très mauvais. Je ne crois pas au Mal de la tradition chrétienne. Il nous faut revenir à la condition humaine. Il y a des gens qui accomplissent des actes terribles, habituellement par un incroyable manque d'imagination pour se mettre à la place de leur victime.  

Cela nous renvoie à la question de la psychopathologie. Elle traverse les affaires humaines comme un virus. Une partie de la raison d'être de la littérature est de la déceler et de la décrire, de découvrir s'il est possible ou non de l'oublier et de la pardonner. Ce que vous appelez Mal est en réalité l'antithèse même de ce qu'est la littérature. C'est le mur contre lequel vient buter la nation littéraire.  

"Ecrire me libère de mes frayeurs", avez-vous dit un jour. L'écriture fonctionne-t-elle pour vous comme une catharsis?

Je n'y ai jamais songé sous cet angle-là. C'est une joie parfois. Rarement. Disons que vous avez de temps en temps un sentiment profond de libération lorsque vous rédigez une ou deux pages, et que vous perdez conscience du temps et de vous-même. Vous ne levez pas les yeux, vous êtes absolument plongé dans votre texte.  

Et quand vous en émergez, vous ressentez une forme de joie, mais je ne crois pas que ce soit la catharsis qu'évoquait Aristote. C'est plutôt lié au plaisir le plus simple que peut connaître un être humain, que pouvez ressentir en jouant au tennis, en cuisinant ou en écrivant un chef-d'?uvre : l'implication totale dans ce que vous faites. Vous n'êtes pas heureux, ni triste, ni quoi que ce soit d'autre, vous êtes simplement dans l'action. C'est ce qui est plaisant dans le sport.  

J'ai longtemps joué au squash, et lors d'un match, pendant quarante minutes, vous n'êtes nulle part ailleurs que dans le temps et le lieu présents. J'imagine que c'est ce que les bouddhistes recherchent dans leur méditation. C'est une quête du bien-être que tout le monde poursuit, que vous soyez jardinier ou romancier. Quelques rares moments qui sont plus forts encore pour moi que la catharsis.  

Vous mettez de plus en plus l'accent sur la question du bonheur dans vos romans récents. Avez-vous le sentiment d'avoir évolué sur ce point?

Je crois que oui. Je suis toujours impressionné par l'évolution depuis vingt ans des études académiques en psychologie, qui se sont tournées non plus seulement vers le morbide et le pathologique, mais aussi vers ce qui rend les gens heureux. J'ai discuté récemment avec un professeur qui a mené une étude demandant aux gens de presser un bouton qui donne une échelle, de un à dix, sur leur sentiment de bien-être, sur une période de six mois.  

Avant cela, chaque participant devait prédire ce qui les rendrait heureux - les sorties du vendredi soir, les vacances, la télévision... Toutes ces prédictions étaient fausses ! Beaucoup d'entre eux étaient heureux le lundi matin, lorsqu'ils devaient rejoindre leurs collègues de travail. Beaucoup étaient malheureux comme des pierres en vacances, avec leur femme et leurs enfants !  

Quant à la télévision, ils étaient heureux pendant une demi-heure, puis leur humeur s'assombrissait rapidement. Encore une fois, cela nous montre à quel point nous ne savons rien de nous-mêmes. Nous ignorons tout de ce qui peut nous rendre heureux. Dans cette étude, le travail collectif était l'une des sources de satisfaction les plus importantes qui soit. Et certainement pas d'être allongé sur la plage ! Donc, oui, cette question du bonheur me fascine?  

En vous lisant, on se rend compte que la folie et l'irrationnel sont au c?ur de chacun de nous. Comment peut-on s'en protéger?

J'imagine que c'est facile à dire - d'ailleurs je vais le faire -, et pas si simple à mettre en oeuvre, mais se connaître et se comprendre restent pour moi les meilleures des protections.  

Vous mettez souvent en scène des enfants pervers, manipulateurs, assassins. Pour quelle raison?

Les enfants offrent des opportunités formidables pour les romanciers. J'en ai élevé quelques-uns, je les ai aimés, et je ne suis pas tout à fait d'accord avec votre présentation car il y a d'autres enfants plus calmes dans mes livres. Mais souvent ils permettent de présenter un personnage présent sur la scène, sans en être responsable. Ils n'ont pas donné naissance à ce monde, et ils y arrivent comme venus d'une autre planète.  

Je suis toujours surpris par le temps qu'a mis la littérature à explorer l'esprit des enfants. Dans la littérature anglaise, on peut en apercevoir un dans un roman de Jane Austen, mais il disparaît vite. Dickens, oui, leur a donné une vraie place. Mais ensuite, il faut vraiment attendre le XXe siècle et le Portrait de l'artiste en jeune homme de James Joyce, qui dresse un portrait formidable mais rapide de l'enfance.  

Puis il y eut des auteurs de Mémoires, qui se sont intéressés à leur propre enfance, comme un moyen de se comprendre eux-mêmes. Mais c'est le déplacement rhétorique qui m'intéresse le plus. Vous supposez automatiquement à l'enfant une forme d'innocence, que Freud a tenté de détruire de façon un peu ridicule. Son image d'un enfant pervers polymorphe et sursexualisé paraît un peu fétide aujourd'hui, et en tout cas fausse. La compagnie d'une enfant vous apporte à mon avis une charmante sensation d'innocence.  

Mais revenons à l'écriture, et aux questions que pose l'enfant. Devez-vous décrire les pensées d'un enfant avec ses mots à lui, ou devez-vous faire usage de la conscience développée de l'adulte pour explorer la variété de ses sentiments ? Car un enfant a les mêmes sentiments qu'un adulte, il n'a simplement pas les mots pour les dire.  

J'ai été confronté à ce problème dans Expiation. Une enfant y fait une erreur de jugement, confondant ce qu'elle souhaite, ou ce qu'elle imagine avec ce qu'elle voit - ce qui est un défaut très humain. Dois-je la décrire comme le fait Joyce, en usant du langage des enfants ? Ou dois-je faire confiance à l'approche d'un Henry James, au vocabulaire beaucoup plus riche ? J'ai choisi le second.  

Dans ce roman, Briony cherche à expier cette erreur d'enfance en devenant écrivain. La littérature est-elle pour vous réparatrice?

En partie, oui. Je reçois souvent des lettres passionnées de lecteurs pour me parler de Briony, comme si elle existait - ce qui est flatteur pour un romancier. Ils la voient comme une créature maléfique, ou comme une terrifiante manipulatrice. Pour moi, elle a commis une erreur, en laissant son imagination déformer son jugement.  

Mais elle n'avait que 13 ans au moment des faits, et passe le reste de sa vie à expier cette erreur à travers les différents brouillons de son roman. Donc elle reste fidèle au conseil de Henry James, qui est de faire son autocritique. Elle a réfléchi à ce qu'elle avait fait durant les soixante années suivantes de son existence, et elle se confie avec honnêteté à son lecteur. Je peux imaginer un écrivain qui expie un crime, et l'une des raisons qui m'ont poussé à écrire Expiation, c'est que nous étions en 1997, que nous arrivions à la fin d'un siècle dont la première moitié en Europe avait été incroyablement violente et cruelle.  

Il y avait eu la révolution soviétique, la montée des totalitarismes, l'Holocauste. Quelle est notre responsabilité là-dedans ? N'avons-nous rien à expier ? Cette interrogation historique, je l'ai intégrée à la sphère privée à travers les yeux d'un enfant. Si, comme moi, vous n'avez pas de religion, alors vous n'avez pas de Dieu pour vous pardonner. Vous n'avez que vous-même et le bilan de votre vie écoulée. C'est la seule délivrance que vous pouvez avoir. Et peut-être que, quand on a inventé les prisons, on a inventé de petites boîtes pour que les gens s'assoient et fassent leur autocritique.  

Expiation pose aussi la question du rôle de l'écrivain, non ?

Je ne connais jamais la réponse à cette question. Ça va sembler pompeux, et je ne sais pas le dire autrement, mais je crois que le rôle de l'écrivain est d'interroger la condition humaine. Pas de nous dire comment vivre, ni de faire des leçons de morale, ce n'est pas à nous de le faire, mais simplement de poser des questions, de présenter l'homme dans sa nudité. Le roman lui-même est une forme d'enquête.


En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/ian-mcewan-les-romanciers-sont-des-espions_1315761.html#TqeAZHDsSPdHAWHw.99
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24 novembre 2013 7 24 /11 /novembre /2013 15:57

"Mettre en scène un moment explosif de l'existence, cet instant imperceptible qui va tout changer". 

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18 novembre 2013 1 18 /11 /novembre /2013 19:31

"Peindre non la chose, mais l'effet qu'elle produit".

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