Que feriez-vous si vous n'aviez pas peur?" interroge Sheryl Sandbergdans le premier chapitre de son livre En avant toutes.
Son constat est simple, mais pas simpliste: les femmes sont plus diplômées que les hommes et, pourtant, elles sont encore des exceptions au pouvoir. Major de sa promo à la Business School de Harvard, ex-vice-présidente de Google, directrice générale de Facebookdepuis 2008, Sheryl Sandberg, 43 ans, veut lancer "un mouvement social" mondial pour inverser la tendance.
"Cela prendra des années, mais il faut absolument sortir de ce statu quo", répète-t-elle. Un postulat qui a aussitôt provoqué une vive polémique aux Etats-Unis. Etonnamment, c'est dans les rangs des féministes que celle-ci est la plus virulente.
En avant toutes. Les femmes, le travail et le pouvoir. JC Lattès, 18 euros.
JC Lattès
On a accusé Sheryl Sandberg de ne s'intéresser qu'aux executive women, les cadres diplômées issues des milieux favorisés, et d'être loin des préoccupations des plus précaires, souvent seules pour s'occuper de leur famille.
La controverse ne l'a pas ébranlée. Au contraire. "Je ne suis pas surprise, nous confie-t-elle. Il est temps que les choses bougent. Ma plus grande peur, c'est que les femmes soient exclues des lieux de décision et que personne ne s'en préoccupe, alors, oui, il faut en passer par les femmes les plus visibles."
Lorsqu'on lui a demandé si elle envisageait de se lancer en politique pour bousculer les institutions qui, de son propre aveu, "n'aident pas les femmes", elle a éclaté de rire: "Je suis à mon maximum en ce moment. Je ne crois pas être capable de me mettre davantage en avant!" Un paradoxe pour celle qui exhorte ses semblables à s'imposer dans tous les lieux de leadership.
En direct de San Francisco, Sheryl Sandberg nous fait partager son engagement.
"Nous devons apprendre à nous mettre en avant"
"Il y a trois ans, j'ai été invitée à présenter une conférence afin d'évoquer le rôle des réseaux sociaux. En la préparant, j'ai eu envie de parler des femmes dans le monde du travail.
Ces dix dernières années, j'ai recruté des milliers de jeunes gens fraîchement diplômés, plus talentueux les uns que les autres. Ils commençaient tous avec la même ambition.
Au fil du temps, les hommes continuaient de postuler pour d'autres postes. Pas les femmes. Lorsque je leur demandais pourquoi elles ne se portaient pas candidates, les réponses étaient toujours les mêmes: "Je ne suis pas sûre d'être prête" ou bien "J'ai encore beaucoup de choses à apprendre".
Vous n'entendrez jamais un homme vous répondre: "Je refuse cette proposition car je dois encore me former." Je ne nie pas qu'il soit difficile d'avoir confiance en soi. Mais si nous n'avons que peu de prise sur ce que nous ressentons, nous devons changer notre manière d'agir.
Nous ne pouvons pas attendre d'être complètement sûres de nous pour demander un avancement, sinon nous ne l'obtiendrons jamais. Les hommes n'hésitent pas.
"Ne revoyons pas nos attentes à la baisse"
Ils sollicitent une promotion ou une augmentation même s'ils savent qu'ils ne remplissent pas tous les critères. Nous devons agir autrement et nous mettre en avant. J'ai rencontré des femmes qui, avant même d'avoir des enfants, refusaient d'accepter plus de responsabilités!
Lorsque je leur proposais un poste, elles me répondaient : "J'aimerais avoir un enfant bientôt, donc je ne vais pas saisir cette opportunité." Ce choix ne poserait pas de problème si celles-ci travaillaient moins, or ce n'est pas le cas!
Ne revoyons pas nos attentes à la baisse. Nous consentons souvent à des compromis dans notre carrière pour ménager une place à un partenaire ou à des enfants qui, parfois, ne font même pas encore partie de nos vies.
Saisissons les occasions lorsqu'elles se présentent. Certains ont tenté de me dissuader d'évoquer ce thème. A les écouter, j'allais mettre ma carrière en danger, comme si on ne pouvait pas être une business woman et parler des droits des femmes!
J'ai tenu bon et, finalement, cette conférence a créé un buzz incroyable sur Internet. J'ai ensuite reçu des centaines de témoignages de femmes qui avaient suivi mes conseils. Les unes avaient demandé et obtenu une promotion. D'autres avaient mieux partagé les tâches ménagères avec leur conjoint. C'est pour cette raison que j'ai écrit ce livre.
En France, près de 65% des diplômés sont des femmes.
plainpicture/SMMS
Lorsque j'étais à l'université, je ne me définissais pas comme féministe. Aujourd'hui encore, le mot a une connotation péjorative aux Etats-Unis. A l'époque, il était synonyme de combat d'arrière-garde.
Je pensais que l'heure n'était plus à cela. Certes, dans la génération précédente, il n'y avait que des hommes au pouvoir. Mais j'imaginais que c'était dû à des raisons historiques et qu'avec ma génération tout allait changer!
Je croyais que toutes les batailles avaient été gagnées. J'avais tort. En écrivant ce livre, je me suis souvenue d'un épisode qui m'avait révoltée plus jeune. L'été de mes 16 ans, j'ai travaillé à la Chambre des représentants. Je distribuais le courrier aux membres du Congrès.
Le président de la Chambre, que j'admirais, a accepté à la fin de mon stage de me recevoir. J'avais travaillé dur tout l'été. J'espérais qu'il me donnerait des conseils pour mon avenir, qu'il me serrerait la main. A la place de ce que j'avais imaginé, il m'a demandé si j'étais une cheerleader (pom-pom girl), avant de me tapoter la tête et de s'en aller. ça paraît anecdotique, mais c'est le signe que les mentalités n'avaient -et n'ont- guère changé.
"Dépassons nos obstacles internes"
Je suis fière de me déclarer féministe, à défaut d'un autre terme, car nous devons faire savoir qu'en l'état actuel des choses, hommes et femmes n'ont pas les mêmes chances.
Et si vous êtes prêtes à vous battre pour faire bouger les inégalités, peu importe comment vous vous définissez. Nous ne vivons pas dans un monde égalitaire. Les femmes ont encore de nombreux secteurs à conquérir.
Je m'interroge sur notre société, nos comportements au travail et dans la sphère privée. Chacun doit en effet se remettre en question, en tant que père, mère, ou encore comme employé. Qu'elles soient positives ou négatives, les réactions, avant même la publication de mon livre, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, ainsi qu'en Allemagne, ont été très fortes.
Je m'en réjouis, car elles sont le signe qu'il y a un espoir de débat et une possibilité d'avancer. Autant commencer dès maintenant et sortir de cette situation stagnante, en prenant conscience des inégalités et des limites que les femmes s'imposent à elles-mêmes, souvent sans même en avoir conscience. Nous devons dépasser ces obstacles internes. Se défaire de nos propres entraves est en notre pouvoir!
"95% des grandes entreprises sont dirigées par des hommes"
Dans son essai The End of Men, Hanna Rosin explique que les femmes ont de meilleurs résultats que les hommes à l'université.
Selon son analyse, c'est pour cette raison que celles-ci vont dans quelques années prendre le dessus sur le sexe masculin. Il est vrai qu'aux Etats-Unis et au Royaume-Uni les femmes sont plus diplômées.
Et certains s'inquiètent de la place que trouveront les hommes dans notre monde moderne et dans l'économie. Mais ceci ne me semble pas être le coeur du problème. Nous devrions plutôt nous préoccuper de la faible présence des femmes à des postes clefs, en dépit de leur réussite à l'université.
Il y a trente ans, elles obtenaient la moitié des diplômes universitaires! Aujourd'hui, chez vous, en France, près de 65 % des diplômés sont des femmes, ce qui est sans doute l'un des pourcentages les plus élevés au monde.
Pourtant, elles ne sont que 22% dans les grands conseils d'administration et aucune ne dirige une entreprise du CAC 40. Il n'existe pas un seul pays dans lequel 95% des grandes entreprises ne soient pas dirigées par des hommes.
"S'affirmer dès l'enfance Les petites filles ont intériorisé qu'elles devaient rester en retrait"
plainpicture/Erickson
Le bilan politique n'est pas meilleur. Margaret Thatcher était l'une des rares Premières ministres, il y a plus de trente ans. Aujourd'hui, il n'y a dans le monde que 22 femmes chefs de gouvernement sur plus d'une centaine de pays.
La vraie question est donc bien celle-ci: pourquoi les femmes ne parviennent-elles pas à traduire leurs diplômes et leurs qualités en réussite professionnelle et politique?
Parce qu'elles ont intégré les messages négatifs qui leur parviennent tout au long de leur vie, elles ont intériorisé le fait de rester en retrait.
"La capacité de diriger n'est pas liée au genre"
Il faut encourager les petites filles à prendre la parole. C'est l'un des moyens de remédier au problème. Les parents, les mères surtout, ont là un rôle crucial à jouer -ne pas les stigmatiser lorsqu'elles prennent des initiatives ni lorsqu'elles manifestent leur autorité.
Mon parcours professionnel et personnel a été long et difficile. Je me suis mariée une première fois. A 24 ans, je divorçais. Aujourd'hui, j'ai la chance d'avoir un compagnon formidable. Car la seule façon pour une femme d'assumer une carrière est d'être davantage aidée à la maison. Les conjoints doivent en faire plus.
En France, les femmes consacrent trois fois plus de temps que les hommes à s'occuper de la maison et des enfants. Nous n'obtiendrons jamais l'égalité dans le monde du travail tant que nous n'obtiendrons pas l'égalité dans nos maisons.
En revanche, je n'essaie pas de donner une éducation neutre en termes de genre à mes enfants. Je surnomme d'ailleurs ma fille Bambi, qui fait de la danse classique.
Les femmes, jugées plus agressives au travail
Mon fils adore jouer aux petites voitures. Mais les deux s'amusent indifféremment avec n'importe quel jeu, qu'il appartienne à l'un ou à l'autre. Je ne leur impose rien.
A la maison, je partage équitablement les tâches ménagères avec mon mari. C'est le meilleur modèle à leur donner. Il est urgent de transmettre l'idée que la capacité de diriger n'est pas liée au genre. Lorsque je donne une conférence, je demande aux hommes présents de lever la main si, au cours de leur carrière, on leur a dit qu'ils étaient trop agressifs au travail.
En général, cinq mains se lèvent. Quand je pose la question aux femmes, toutes les mains se lèvent. Sont-elles vraiment plus agressives au travail?
On dit souvent aux petites filles qu'elles "commandent", preuve qu'à comportement identique, dès l'enfance, leur appréciation diffère en fonction du genre. Ceci explique pourquoi les femmes ne sont pas à l'aise avec le succès. Moi la première."
En avant toutes. Les femmes, le travail et le pouvoir. JC Lattès, 18 euros.